Je me révolte donc nous sommes

Le 7 novembre 1913, naissait Albert Camus. Voici quelques lignes de «L’homme révolté» (1951) qui m’ont beaucoup marqué à la fin de mon adolescence.

« JE ME RÉVOLTE DONC NOUS SOMMES »

La conscience vient au jour avec la révolte. Dans la révolte, l’homme se dépasse en autrui et, de ce point de vue, la solidarité humaine est métaphysique. Simplement, il ne s’agit pour le moment que de cette sorte de solidarité qui naît dans les chaînes.

La révolte est le fait de l’homme informé, qui possède la conscience de ses droits. L’homme, certes, ne se résume pas à l’insurrection. Mais l’histoire d’aujourd’hui, par ses contestations, nous force à dire que la révolte est l’une des dimensions essentielles de l’homme. Elle est notre réalité historique. A moins de fuir la réalité, il nous faut trouver en elle nos valeurs.

Le fondement de ces valeurs est la révolte elle-même. La solidarité des hommes se fonde sur le mouvement de révolte et celui-ci, à son tour, ne trouve de justification que dans cette complicité. Nous serons donc en droit de dire que toute révolte qui s’autorise à nier ou à détruire cette solidarité perd du même coup le nom de révolte et coïncide en réalité avec un consentement meurtrier.

Pour être, l’homme doit se révolter, mais sa révolte doit respecter la limite qu’elle découvre en elle-même et où les hommes, en se rejoignant, commencent à être. La pensée révoltée ne peut donc se passer de mémoire : elle est une tension perpétuelle.

Dans l’expérience absurde, la souffrance est individuelle. À partir du mouvement de révolte, elle a conscience d’être collective, elle est l’aventure de tous. Le premier progrès d’un esprit saisi d’étrangeté est donc de reconnaître qu’il partage cette étrangeté avec tous les hommes et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par rapport à soi et au monde. Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste collective. Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le «cogito» dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes.

Albert CAMUS (1913-1960)