Prendre la mesure de l’Histoire qui s’écrit en ce moment

 

Nous vivons les mobilisations les plus fortes depuis 1968 et c’est loin d’être fini. Près d’un demi-siècle plus tard, nous avons à nouveau rendez-vous avec l’Histoire. Ne restons pas spectateurs et invitons ceux qui hésitent encore à nous rejoindre.

PRENDRE LA MESURE DE L’HISTOIRE QUI S’ÉCRIT EN CE MOMENT

L’Histoire des luttes est un temps long ponctué d’apogées brèves et puissantes. Un temps long durant lequel on milite, on tracte, on publie, on réalise des films, on apporte sa contribution à l’imaginaire social, au fil des ans, chacune et chacun à sa façon, dans la perspective d’un événement fantasmé dont on ne sait jamais quand il va intervenir, quand le point de bascule va être atteint, quand le lit de la rivière va déborder.

Puis vient ce moment, non sans émotion : un moment rare et court à l’échelle d’une vie humaine, un moment historique d’une ampleur jamais connue pour la plupart de ses témoins, de ses acteurs, de ses observateurs. Seuls quelques anciens peuvent comparer. Certains ne verront cela qu’une seule fois dans leur vie, du moins sous cette forme, avec cette intensité, porté par autant de monde.

La tentation est grande, sous le choc de l’émotion, de contempler passivement ce moment en nous laissant divertir par un spectacle de plus, retransmis sur tous les écrans où l’on ne distingue pas la réalité de l’illusion. Sauf qu’il nous revient, cette fois, de participer à l’écriture du scénario.

De même qu’à l’échelle individuelle, notre existence n’est pas écrite d’avance et laisser faire le hasard revient donc à abandonner la liberté de la choisir ; de même à l’échelle collective, ne pas rejoindre le mouvement d’émancipation sociale quand il se ranime, c’est renoncer à ce qui fait notre humanité, notre vitalité, notre capacité infime mais inéluctable à changer les choses. C’est nier notre responsabilité pleine et entière devant tout ce qui se déroule sous nos yeux. C’est piétiner la mémoire de nos aînés durant tant de soulèvements passés pour changer, tant bien que mal, le cours de l’Histoire.

Même si nous ne sommes chacun que des grains de sable dans la machine sociale et de minuscules poussières dans l’univers, nous sommes capables ensemble de soulever des montagnes, de stopper les bras qui nous frappent, d’enflammer le brasier du désir.

Nous sommes à la croisée des chemins, au carrefour des choix de sociétés, à un moment clé d’une précieuse rareté. Nous pouvons rire, sourire, nous émouvoir, chanter ou avoir peur. Mais attention : l’Histoire ne repasse pas les plats ! Ne pas rejoindre le mouvement, c’est renoncer à la première de nos libertés : exercer notre faculté d’examiner et de choisir la vie et la société que nous désirons.

Le temps s’est arrêté pour une parenthèse décisive. Le temps de retenir notre souffle, de constater le chemin parcouru et d’apercevoir ce qui est désormais à portée de mains : l’utopie. Nous pouvons sortir de la préhistoire politique. Nous pouvons remettre en question le capitalisme qui saccage nos vies et la planète toute entière. Ce n’est qu’une question de nombre et de volonté, de mobilisation et de détermination. Le temps d’une crise de sens et d’une prise de conscience.

Nous avons rendez-vous avec l’Histoire. Nous avons rendez-vous durant les jours à venir pour écrire ensemble l’Histoire. Oserons-nous sortir de la cage ou serons-nous pétrifiés par la peur ? Car le pouvoir ne va pas cesser de susciter la peur pour nous rappeler à notre dressage social, à notre domestication, à notre soumission. Peur de la répression. Peur de la réaction. Peur de la révolution. Et, surtout, peur de l’inconnu.

Cette peur face à l’Histoire, c’est la peur de la page blanche. À nous de sortir, faire sortir, bloquer, occuper et réinventer ensemble la société. À nous d’encourager et rassurer celles et ceux qui hésitent encore, par-delà nos différences. À nous d’écrire cette page d’Histoire sans attendre, avant que d’autres ne le fassent à notre place.

Yannis Youlountas