Une limace sur une rose

Au sujet de la résignation, de l’indifférence et de la résistance.

Le monde est une limace sur une rose. Là où nous croyons voir un mélange de brun et de pourpre, se distingue en réalité un combat mortel entre des forces que tout oppose. Ouvrir les yeux, élever sa conscience, plonger les mains dans la boue de la lutte, embrasser les corps épuisés dans l’entraide pour la survie, c’est voir la guerre mondiale qui s’étend partout autour de nous, dans les moindres replis de nos paupières encore lourdes du sommeil de l’indifférence.

Non, le monde n’est pas neutre. Rien n’est neutre. Qui ne dit mot consent et qui n’agit pas laisse faire. Ne pas se mobiliser contre la tyrannie, c’est la soutenir. C’est lui donner une assise, un passe-droit et, surtout, c’est participer à la négation du génocide en instance, comme s’il s’agissait du fruit du hasard, d’un aléa économique ou climatique, d’un fléau tombé du ciel ou de la faute à pas de chance.

Non, le monde est constitué de forces antagonistes qui s’affrontent sous nos yeux. Le pire côtoie le meilleur, l’horreur tutoie le génie, la barbarie entrave l’utopie. La société mortifère enlaidit et saccage le paradis terrestre où nous pourrions vivre libres et égaux, en harmonie avec la grande maison ronde qui nous héberge.

Se taire et vivre pour soi en essayant d’oublier tout le reste ?

Le silence et l’indifférence ne garantissent qu’une paix bancale, indigne et précaire, une drôle de guerre durant laquelle nous détournons les yeux dans le vacarme du monde et croisons les doigts en attendant notre tour. Mais nous ne sommes pas pour autant en paix. Nous ne serons jamais en paix dans une telle société, mais seulement en sursis. Nous ne faisons que raser les murs avec nos sacs de malbouffe dans un champ de ruines décoré en galerie marchande à l’approche de Noël. Nous essayons massivement de fuir dans les divertissements abscons qui se substituent compulsivement au spectacle de la réalité et à la vaine tentation d’agir. Cette tragédie nous touche diversement, mais nous condamne toutes et tous inexorablement. Une tragédie qui continuera et qui s’amplifiera, toujours plus dévastatrice, tant que nous ne serons pas assez nombreux à dire non et à décider de prendre nos vies en mains. Seule une résistance massive, consciente et déterminée parviendra à rompre ce sortilège qui nous ronge et à poser les bases concrètes d’une autre société vraiment paisible, libre et heureuse. Nous n’avons pas d’autre choix que de sortir au plus vite de la préhistoire politique de l’humanité pour sauver la vie et la partager autrement. Il est encore temps : nous sommes encore debout, tout est encore possible et la seule chose que nous ayons à craindre, c’est la peur elle-même.

Être patient ? Attendre le bon moment ?

Être patient, c’est laisser faire, laisser souffrir, laisser mourir, laisser détruire. Bien au contraire, il est urgent d’être impatient. Il n’y a pas de bon ou mauvais moment. Le temps tourne contre nous. Nous sommes prisonniers de ce compte à rebours car otages de nous-mêmes. Nous sommes otages de notre égoïsme, de notre lâcheté, de nos petits arrangements avec la réalité et des sombres opportunités que nous pouvons parfois en tirer. Nous sommes otages de nos espoirs déçus, de nos rêves rangés dans le carton poussiéreux des souvenirs de jeunesse, du pessimisme qui nous empoisonne au fil des désillusions comme un venin lentement injecté dans nos veines saillantes. Le temps passe. Le temps coule. Il coule comme le sang d’une blessure et c’est la vie toute entière qui s’enfuit. La nôtre, mais aussi la vie en général : la vie sur terre, dans les airs et au fond des mers. Chaque jour, du Sud au Nord et d’Est en Ouest, la vie subit de lourdes pertes sur tous les fronts, alors que nous hésitons à bouger, à crier avec elle, à lever le poing de rage, à prendre part dans ce combat inégal, à nous engager dans cette lutte pour l’humanité et la Terre qui agonisent.

Les voleurs de vies

Face à nous, des voleurs de vies, au moyen du pouvoir qu’ils s’arrogent (dans une mise en scène grotesque) et du business qu’ils font fièrement (en mettant le monde entier à genoux). Ils sont quelques milliers à dominer et à exploiter en accumulant plus de richesse que les trois-quarts de l’humanité. Dans ce saccage planétaire, ils sont épaulés par quelques millions de sous-fifres, copieurs de bas étages et bourgeois boursicoteurs voulant leur part du gâteau, sans oublier les valets et collaborateurs en tous genres, casqués ou vêtus d’hermine, imposant les lois dictées par les profiteurs, dans le silence passif des milliards de victimes qui feignent de ne pas voir l’ampleur de la catastrophe. Le capitalisme est en train de nous exterminer massivement, le monde entier se meurt autour de nous, tandis que les chefs qui prétendent nous gouverner ne freinent en rien ce processus désastreux. Et nous ? Nous autres, pourtant si nombreux, nous tardons à réagir, à nous mobiliser, à contre-attaquer, à en finir une bonne fois pour toutes avec cette société archaïque et autodestructrice.

Allons-nous finir comme des dinosaures fossilisés devant nos frigos et nos écrans pétrifiés ?

Pourtant, nous le savons parfaitement : les hommes d’affaires qui se partagent la planète sont des sérial-killers et les politiciens sont leurs complices. Tous ces gens sont des criminels. Le bourrage des crânes qui conduit à celui des urnes ne légitime en rien ce crime contre l’humanité et contre la planète. Partout, dans tous les palais et sous tous les drapeaux, le pouvoir est maudit et l’argent est une arme de destruction massive. Ce vieux monde en ruines n’en a plus pour très longtemps, tant la catastrophe est là qui vient sur tous les plans à la fois : crises sanitaires, économiques, politiques, sociales, écologiques… Tout fout le camp ma bonne dame ! Alors, une question subsiste, une question essentielle, une question que nous devons toutes et tous nous poser : allons-nous accepter de disparaître avec ce vieux monde en ruines ou bien allons-nous in extremis l’achever pour nous libérer ? Allons-nous sauver la vie, dans un élan commun d’amour et de courage, et nous libérer de cette société mortifère qui a si longtemps entravé nos utopies les plus justes et les plus simples, ou bien allons nous finir comme des dinosaures fossilisés devant nos frigos et nos écrans pétrifiés ?

Se résigner, c’est mourir vivant

La résignation est un suicide quotidien. La paix est un combat, la vérité un débat, le droit une conquête. Je lutte donc je suis… L’existence toute entière est une lutte qui se mène d’abord contre nous-même : contre notre égoïsme, contre notre lâcheté, contre la tentation de laisser faire ce qui n’est pas acceptable… À l’inverse, baisser les bras, c’est chuter dans une réalité qui devient l’interminable cimetière de nos rêves et de nos désirs enfouis. Se résigner, c’est mourir vivant.

Partout, le brun ravage le pourpre. La société mortifère qu’on nous impose ravage notre mère la vie, notre famille la vie, notre amie la vie. Précaire et puissante à la fois, instant furtif et cycle prodigieux, la vie est un moment sublime dans un ensemble vertigineux, contrairement à ce que présupposent trop de suicidaires qui confondent à tort la vie elle-même avec la société mortifère qui peut la rendre repoussante et invivable. Non, mes ami-es, ce n’est pas la vie qui est horrible, mais la société que nous avons laissé bâtir autour d’elle comme une prison. Au fil des siècles, le monde entier est devenu un camp de travail, une forêt en flamme, un amas de béton, un champ de ruines. Jusqu’à quand allons-nous accepter que certains nous commandent au service d’autres qui détruisent tout ce que nous aimons ? Jusqu’à quand allons-nous tourner la violence contre nous-même ou, pire, la répéter contre d’autres victimes ? N’est-ce pas plutôt aux vrais responsables de raser les murs et fuir au plus vite notre indispensable riposte ?

Nous avons plusieurs bonnes raisons de résister : pour nous-même et pour tous les autres. Résister par conscience du désastre, par bon sens face à l’absurdité, par intelligence face à la stupidité, par passion de la liberté et de la justice, et surtout, résister par amour. Par amour de la vie. Nous lui devons bien ça. Nous nous devons bien ça.

Yannis Youlountas

Son d’illustration : « Live at Pompeii » de Pink Floyd
Image d’illustration : « Capitalism » de Elnur Babayev.

Note au sujet des limaces : désolé à nos discrètes visiteuses des soirs de pluie de les avoir choisies comme métaphore du mal qui nous ronge. Promis, sitôt la révolution sociale terminée, nous n’en parlerons plus 😉