Il s’appelait Stélios Youlountas…
Il s’appelait Stélios Youlountas (Στέλιος Γιουλούντας), il avait 69 ans. Il était comme un père pour moi. Le mois dernier, de passage chez lui, en Crète, je savais malheureusement que je ne le reverrais pas. Il est mort hier et je n’ai pas pu être présent à ses obsèques aujourd’hui.
« VA TRANQUILLE, N’ESPÈRE RIEN, NE CRAINS RIEN, AGIS EN HOMME LIBRE »
C’était l’un des 7 frères et sœurs de mon père, tous originaires de Crète et membres d’une famille très modeste, ouvrière et musicienne. En effet, mon grand-père, dont je porte à la fois le nom et le prénom, jouait de la lyre et avait bien connu un autre musicien crétois qui allait marquer l’histoire des luttes en Grèce : Nikos Xilouris, né dans le village voisin (1).
Mon oncle Stélios était le seul, avec mon père, à avoir rejoint la France durant la dictature des Colonels, avant de repartir, quelques années plus tard, à Athènes puis en Crète. Durant les années 80, à chaque voyage de Jean-Marie Le Pen en Grèce pour visiter l’ex-dictateur Papadopoulos en prison, mon oncle faisait parti des opposants qui se regroupaient pour chanter sous ses fenêtres et perturber son séjour.
Longtemps peintre en bâtiment, Stélios avait fini comme fabriquant d’enseignes pour les échoppes de sa petite ville de Mirès (Μοίρες), au sud d’Héraklion, dans le dème de Phaistos, près du rivage mythique de Matala qui était la destination principale des hippies en Europe, durant les années 60-70 (2).
Je ne sais pourquoi, quand j’étais enfant puis ado, c’était lui mon confident, mon partenaire de jeux (échecs, tavli, diloti…). Dès que je le voyais arriver, son prénom résonnait dans ma voix et son étymologie était juste : Στυλιανός, le pilier, la colonne, le repère. Plus qu’un oncle, c’était un ami, un grand ami. Le plus proche de tous mes oncles et tantes, presque un père.
Ces dernières années, il était très marqué par la tournure des événements en Grèce. C’était notre principal sujet de conversation. Il était plutôt pessimiste, et même très pessimiste parfois, mais c’était un pessimiste actif, solidaire et bienveillant. Il s’était même prêté au jeu, dans « Je lutte donc je suis », avec son sempiternel tavli (3). Une façon pour moi de suspendre le temps et d’emporter avec moi, durant mes tournées, la mémoire de son visage. Le visage d’un oncle et bien plus encore.
J’envoie ce soir mes tendres baisers à Eleni, Georgia, Marianna, Emmanouela, Yannis et Evaggelia, ainsi que mon salut amical au réseau associatif de Mirès où il était très impliqué (4).
Et je me rappelle son ultime recommandation, dans la lumière du crépuscule sur Mirès, paraphrasant une fois de plus Kazantzakis, enterré à quelques kilomètres de là : « va tranquille, n’espère rien, ne crains rien, agis en homme libre. »
Yannis Youlountas
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(1) Quand j’étais enfant, mon grand-père crétois, me jouait souvent de la lyre et me parlait de Xilouris. Il me faisait notamment écouter une magnifique chanson à jamais gravée dans ma mémoire et qui m’arrache parfois des larmes, mais des larmes de joie, d’amour et de désir de lutter. Une chanson qui parlait d’esclaves (δούλοι, douli) de l’humain maltraité comme un âne, et de marche persévérante et passionnée vers l’émancipation et l’utopie. Une chanson qui disait que la vie n’a pas de sens si on ne lutte pas, avec d’autres, pour la transformer. Cette chanson, c’était « La ballade de monsieur Mentiou » d’après un poème de Kostas Varnalis. Nikos Xilouris chantait avec tout son cœur, en serrant le poing, l’immense désir de révolte et d’émancipation des esclaves :
En écoutant bien vous reconnaîtrez la répétition du mot « douli » (esclaves) qui vous rappellera l’expression « na min zisoumé san douli » (ne vivons plus comme des esclaves). Et le refrain ajoutait :
Άιντε θύμα άιντε ψώνιο / Bouge toi, victime, nigaud !
άιντε σύμβολο αιώνιο / Bouge toi, symbole éternel !
αν ξυπνήσεις μονομιάς / Si tu t’éveilles une fois pour toutes,
θα ’ρθει ανάποδα ο ντουνιάς / Le vent tournera enfin !
C’est pourquoi, plus efficace que tous les cafés du monde, cette chanson me trottait dans la tête, durant le tournage de Ne vivons plus comme des esclaves en 2012-2013, et me rappelait la force de l’histoire en marche : 40 ans après l’insurrection populaire de l’Ecole Polytechnique à Exarcheia, contre la dictature des Colonels. L’écho de cette chanson me tenait éveillé 20 heures par jour, faisait palpiter mon cœur et toutes mes veines et me portait littéralement aux côtés de mes compagnons et camarades de lutte. Je ne sentais plus mes jambes, même au soir de journées interminables. Un souvenir en musique qui invitait, lui aussi, à ne jamais baisser les bras.
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(2) Voici la bande-annonce d’un documentaire sur le sujet (4 minutes), « Hippie! Hippie! Matala! Matala! »
All you need is love… and revolution!
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(3) Stélios à 1h40m37s dans Je lutte donc je suis :
https://youtu.be/97HTxo20c-E?t=1h40m37s
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(4) http://www.e-mesara.gr/index.php/2015-02-25-08-38-01/21179-2016-06-21-08-21-52