Le monde entier est une prison, libérons-nous !

De jour en jour, partout sur la planète, des voix s’élèvent et des barricades se dressent. Alors même que nos poches d’utopies sont attaquées et que la Terre agonise, des gens descendent dans la rue, dont certains pour la première fois, dans de nombreux pays simultanément…

LE MONDE ENTIER EST UNE PRISON, LIBÉRONS-NOUS !

Mais que se passe-t-il ? Des alertes nous parviennent tous azimuts, des alarmes se déclenchent chaque jour d’un continent à l’autre, des images circulent à toute vitesse dans la confusion, provoquant une sensation de chaos sans précédent, mêlant crainte et espoir, horreur et excitation.

L’été 2019 avait commencé dans la désolation de voir le nouveau gouvernement grec s’apprêter à « nettoyer Exarcheia en un mois », le quartier rebelle et solidaire d’Athènes, tout en enfermant encore plus de réfugiés dans les camps sordides bâtis par l’Union européenne. Dans la foulée, à quelques centaines de kilomètres plus à l’Est, le président états-unien déroulait le tapis rouge au dictateur turc pour aller régler son compte à l’enclave féministe, écologiste et antiautoritaire du Rojava, véritable ilot d’utopies au Proche-Orient. En France, une ZAD de plus était dévastée sous l’assaut d’une armada policière, cette fois en Aveyron. D’un bout à l’autre de la planète, des forêts gigantesques brûlaient tour à tour, de la Sibérie à l’Alaska en passant par la cruciale Amazonie, poumon indispensable à notre survie. Autres symboles parmi ces millions d’arbres décimés, 200 000 oliviers chargés d’Histoire commençaient à être arrachés par des bulldozers dans la haute plaine minoenne de Kastelli, en Crète, pour céder la place à un nouvel aéroport complètement inutile. Que des mauvaises nouvelles !

Le compte à rebours était déclenché, tant pour nos poches d’utopies que pour la Terre elle-même. Un rouleau compresseur semblait sur le point de nous écraser. Toute résistance semblait alors illusoire, ne pouvant apporter qu’un bref sursis et, au mieux, un bel exemple de dignité et de persévérance. Partout, les réunions se multipliaient, les messages de soutien circulaient et les protestations tentaient de se faire entendre, en vain.

Puis, fait remarquable, l’indignation s’est transformée en révolte et s’est répandue comme une trainée de poudre.

Un vent de révolte

Avec d’énormes différences tant au niveau des causes que des moyens, des millions de poings ont commencé à se lever d’un bout à l’autre du monde. Qu’importe l’élément déclencheur supposé ça et là : hausse du prix du ticket de métro au Chili ou des taxes sur les cigarettes et les télécommunications au Liban, acharnement judiciaire de l’État espagnol en Catalogne ou de l’État chinois à Hong-Kong, précarité en Indonésie et en Colombie, corruption au Pérou, en Bolivie, en Irak, en Algérie, en Uruguay, en Égypte, en Guinée et à Haïti, ces dernières semaines, le soulèvement contre le pouvoir n’a cessé de s’étendre au point que des émeutes sont désormais signalées sur tous les continents. De Guinée au Chili et d’Algérie en Équateur, la révolte éclate diversement, avec ce sentiment partagé de ne pas être seul à se lever. Ainsi, Santiago soutient Quito qui soutient Hong-Kong qui soutient Exarcheia qui soutient le Rojava, et ainsi de suite…

Ce que nous observons également partout, comme dans l’hexagone ces derniers mois, c’est que le pouvoir ne cesse de se durcir et se révèle déterminé à commettre toutes les atrocités pour conserver son piédestal. Il réprime de plus en plus violemment, éborgnant, tuant, torturant, violant, emprisonnant sans preuve des centaines de personnes, avec quelques différences selon les pays et l’intensité des affrontements.

L’air du temps

Que nous apprend — ou nous confirme — cette période actuelle particulièrement dense ?

Tout d’abord, que le capitalisme ira jusqu’au bout si nous ne parvenons pas à le stopper à temps. Il détruira la Terre, la vie et l’humanité dans sa course insatiable au profit, c’est-à-dire dans sa logique insensée d’accumulation : source d’inégalités, de misère, de privations de liberté, de souffrance et de destruction. La disparition massive des forêts durant cette année 2019 suffit à elle seule pour diagnostiquer le fléau mortel qui nous ronge : le capitalisme est une pandémie, un virus létal qui accapare, transforme et ravage tout ce qui existe à la surface de la Terre.

Une deuxième chose importante que nous montre clairement cette séquence historique, c’est que le pouvoir ne cèdera pas — sinon quelques miettes qu’il reprendra autrement par la suite — si nous ne le destituons pas, une bonne fois pour toutes. Tout pouvoir repose avant tout sur une représentation symbolique soigneusement fabriquée et sur le conditionnement ancestral de la servitude volontaire. C’est pourquoi cette destitution est tout autant à réaliser dans nos têtes — dans l’imaginaire social — que dans notre façon de nous organiser, sans jamais plus autoriser quiconque à nous gouverner exceptés nous-mêmes. Prendre nos vies en main, tel est l’enjeu.

La troisième nouvelle à relever dans ces temps bouleversés, c’est que nous sommes de plus en plus nombreux à désirer franchir ce pas, ce pont, ce rubicon pour passer résolument à autre chose.

La leçon de la rue

Certes, beaucoup de manifestants, d’émeutiers, d’insurgés ne sont peut-être pas si ambitieux au premier abord. Sans doute. Mais, comme pour les Gilets Jaunes en France et beaucoup d’autres mouvements populaires à travers le monde, il arrive souvent que la revendication initiale soit rapidement dépassée (prix de l’essence, du métro, du pain autrefois, du téléphone, ou encore mixité d’une résidence universitaire, etc.) et que les nouveaux venus dans la rue se politisent et explorent les causes profondes de leurs problèmes. Occuper la rue et d’autres lieux permet de se rencontrer, d’échanger, d’ouvrir le vrai débat, c’est-à-dire la discussion horizontale, d’égal à égal, aux antipodes du spectacle du débat proposé par les médias du pouvoir avec des penseurs de salons qui feignent parfois la dispute alors qu’ils sont d’accord sur l’essentiel. De plus, la violence du pouvoir et de ses valets contre les manifestants conduit parfois les nouveaux venus, choqués voire blessés, à mieux comprendre la nature réelle du pouvoir et la complicité servile de ceux qui sont payés pour le protéger. C’est en se heurtant à l’État dans la rue qu’on comprend mieux sa vocation principale : maintenir et perpétuer l’ordre social au service de la classe dominante, sous les apparences trompeuses d’une société par tous et pour tous.

D’un bout à l’autre du monde, des rives de la Seine à celles de l’Euphrate et de la Cordillère des Andes aux collines de l’Attique, des nouveaux venus parmi nous comprennent, tôt ou tard, que l’enjeu n’est donc pas d’obtenir des miettes ou un peu de considération, mais de mettre fin définitivement à l’exploitation et à la domination.

Une seule issue possible

Le temps s’accélère. Le compte à rebours indique la menace de la misère, l’épuisement des ressources, l’extinction des espèces, l’expansion de la guerre, l’anéantissement de nos poches d’utopies, le fascisme rampant, le totalitarisme omniscient et la destruction de la Terre.

Nous n’avons qu’une seule issue possible : nous libérer. Autour de nous, le monde entier est une prison. Non pas le monde en tant que planète sur laquelle nous habitons, mais en tant que modèle de société qui s’est répandu partout à la surface du globe. Une société basée sur l’organisation hiérarchique, la compétition et l’accumulation au dépend d’autrui. Une société complètement dépassée, ou plutôt une société à dépasser.

Nous avons tout à gagner à choisir la concertation plutôt que la domination, le consensus plutôt que les décisions arbitraires des chefs d’autrefois, l’horizontalité plutôt que la verticalité. Et le premier de ces gains sera l’intelligence collective. De même, nous avons tout à gagner de choisir la coopération plutôt que la compétition, l’entraide plutôt que l’exploitation, l’amour de la vie plutôt que la pulsion morbide de se croire supérieur à autrui. Nous y gagnerons en premier lieu la concorde, c’est-à-dire un bonheur paisible et partagé. Nous avons tout à gagner à scier ensemble, aussi nombreux que possible, motivés et sans relâche, les barreaux de la prison du vieux monde qui se meurt : étouffé, dévasté et mutilé par cette société. Nous avons tout à gagner à nous libérer et à changer d’ère.

Ce dont nous sommes capables

Dans cette voie, il n’y a pas lieu d’espérer ni de désespérer. Espoir et désespoir sont les deux versants d’une même illusion. Dans les deux cas, cela revient à conditionner nos actes à des perspectives de résultats, à les emprunter en fonction de vaines spéculations sur l’avenir, au lieu de choisir résolument nos actes du fait de nos convictions éthiques et politiques. Rappelons-nous qu’espérer signifie « attendre » dans beaucoup de langues : attendre le moment, attendre l’homme providentiel, attendre que tout bascule… Désespérer, c’est oublier trop vite ce dont nous sommes capables, chacun et ensemble : la fameuse créativité de l’humanité qui a déjà réalisé tant de choses magnifiques dans les arts et les techniques, le génie de la vie, la beauté du monde hors de cette société qui le nécrose.

Reste, par conséquent, à sortir de la préhistoire politique de l’humanité. En finir avec la hiérarchie et l’interminable course en avant. En finir avec la servitude volontaire et l’envie du confort facile. En finir avec la société autoritaire et le capitalisme. Nous en sommes capables : l’Histoire l’a prouvé, même si ceux qui prétendent nous gouverner s’acharnent à faire disparaître toutes nos tentatives passées et actuelles. Nous savons que nous en sommes capables et, surtout, que nous n’avons pas d’autre choix : ce sera la liberté ou la mort.

Yannis Youlountas

(texte reproductible où et comme bon vous semble, comme toujours)