Non, je ne voterai pas demain

On me demande si je vais voter ou pas, et le cas échéant pour qui. Cela n’a pas grand intérêt. Faites comme bon vous semble. Mais puisque quelques ami.es insistent pour savoir, je vais tout de même répondre.

NON, JE NE VOTERAI PAS DEMAIN

La raison principale est simple et je ne m’en suis jamais caché : je suis anarchiste. Je suis contre ce système politique et économique nauséabond. Je n’en peux plus de la démocratie représentative et du capitalisme qui nous rabaissent et nous écrasent. Je considère les élections comme un piège, pour la bonne et simple raison que c’est le pouvoir économique, dans toute sa puissance, qui détermine aisément le pouvoir politique, au moyen de la possession des médias de masse qui lui assurent la fabrique de l’opinion.

Ce que je vois, ici et là, me conforte dans cette idée.

S’il a pu m’arriver de voter par le passé, trois fois en trente ans, soit une fois sur cinq, c’est parce que j’ai cru qu’il s’agissait de circonstances particulières et que, en homme libre, j’ai eu envie d’essayer de peser un tant soit un peu sur celles-ci. Le résultat ne m’a pas convaincu, c’est le moins que je puisse dire. Mais le plus important, par-delà de cette question, c’est pour moi de ne m’être jamais contenté de voter ou de m’abstenir.

Ce n’est pas s’abstenir qui fait de soi un révolutionnaire, ni voter qui fait de soi un parjure. L’essentiel est ailleurs : dans la lutte, dans la rue, en tous temps, en tous lieux, dans le rapport de force quotidien avec tous les pouvoirs qui nous dominent et nous exploitent, dans l’échange avec les autres dominé.es et exploité.es, dans la résistance, dans la création, dans la solidarité, dans la discussion, dans l’action.

Je ne suis pas un exemple à suivre, ni personne d’autre. Je n’ai pas de leçon à donner vu mes erreurs passées, mes hésitations, mes opinions à réexaminer, mes textes à réécrire, mes rendez-vous manqués, mes faiblesses, mes absences, mes combats inachevés. Quoi qu’en disent nos témoins bienveillants ou malveillants, nos existences ne sont pas linéaires, loin s’en faut. Ceux qui prétendent le contraire sont des menteurs, au même titre que les auteurs de biographies pures et sans tâche. Bien plus que des troncs, nous sommes des racines tout autant que des branches. Nous sommes des racines qui cherchent leur chemin entre les pierres, qui se heurtent à des rochers, qui bifurquent encore et encore en gagnant en profondeur. Nous sommes des branches qui cherchent la lumière, s’élèvent, s’étirent et se déploient comme pour s’envoler dans le ciel. Nous ne sommes pas les colonnes robustes et droites d’un temple de marbre, mais les arbres fragiles et tortueux d’une forêt menacée par le désert qui s’étend.

Contrairement à la plupart de mes compagnons anarchistes, je ne fais pas du vote électoral un tabou absolu. Comprenons-nous : j’ai en horreur le manège électoral et le piège à répétition qu’il produit. Mais pareillement, j’ai en horreur la violence. Pourtant, il m’est arrivé d’en faire usage pour lutter contre le pouvoir, l’État ou des agresseurs fascistes en diverses circonstances. De la même manière, l’argent me rebute, mais je reconnais qu’il est l’un des nerfs de nos luttes, via la création et la solidarité. En d’autres termes, tant que nous serons embourbé.es dans les catacombes malignes de cette société mortifère, il sera difficile sinon impossible de penser et agir sans aucun paradoxe, d’une façon ou d’une autre. Il est donc nécessaire de distinguer l’horizon désiré et les contraintes en présence, la fin et les moyens, la trame idéologique et les situations en elles-mêmes.

Comme la plupart d’entre vous, la voie que je désire est celle, double, de l’émancipation individuelle et sociale. Nous sommes probablement beaucoup plus nombreux à la désirer qu’on ne l’imagine. Mais cette voie est sinueuse et semée d’embûches. Une voie triplement perturbée par les rapports de séduction (au sens large), les rapports marchands et les rapports de force. Trois problèmes qui se recoupent, bien sûr, et qui conduisent à nos trois impasses les plus courantes : le narcissisme, la vénalité et la volonté de dominer. Si vraiment nous devions fabriquer des tabous, ce serait plutôt ceux-là qu’il faudrait représenter comme les tribus d’autrefois au milieu des villages. Tout le reste en découle : égoïsme, pauvreté, violence, au sein d’une organisation politique et sociale désastreuse fondée sur l’apparence, la compétition et la hiérarchie.

C’est pourquoi, avec l’expérience, observant ça et là toutes sortes d’écueils plus ou moins grandioses ou funestes, j’ai fait le choix de me méfier de la notoriété, de l’argent et du pouvoir. Au fil des années, j’ai refusé de collaborer avec des médias de masse, j’ai préféré donner le produit de mes films pour soutenir des luttes et des initiatives solidaires autogérées, et j’ai choisi, à plusieurs reprises, de décliner des propositions qui me faisaient miroiter une position confortable dans des ensembles hiérarchiques.

Être à la fois dans le monde et sur le rebord du monde, telle est la difficulté. Dans les entrailles du monde au point de se salir les mains et le visage, mais aussi à la marge, à l’écart, sur le côté quand cela nous parait nécessaire. Les dilemmes ne manquent pas : colère, violence, profit, calcul, élection, identité, tradition, éducation, protection… Dans bien des domaines, nos choix ne sont pas faciles, qu’ils soient publics ou intimes.

Faites comme bon vous semble. Jugez par vous-même, loin du tumulte des médias et des vidéos de discours enflammés. Et surtout, ne vous laissez pas déchirer par le bulletin de la discorde. Il n’en vaut pas la peine.

Yannis Youlountas