LE VIEUX MAL EUROPÉEN ET LA TENTATION DE L’EXTRÊME-DROITE

11904715_1487177031592919_1394395657914764586_nSuite aux propos de Sapir et d’autres souverainistes en mal d’alliances qui prônent un rapprochement stratégique avec Le Pen et qui évoquent une dérive récente de l’Europe.

LE VIEUX MAL EUROPÉEN ET LA TENTATION DE L’EXTRÊME-DROITE

Continuer à plaider la cause de l’Europe, envers et contre tout, devient périlleux pour ceux qui s’y risquent. En particulier au vu des derniers événements en Grèce. Cependant, le problème n’est pas nouveau. Il a juste changé de forme, en l’occurrence de représentation politique. Le fond est sensiblement le même depuis des siècles. Au-delà des apparences trompeuses et des devises glorieuses, le continent européen n’a jamais vraiment cessé de maltraiter son prolétariat et les autres régions du monde, depuis les tyrannies féodales, coloniales, industrielles, bourgeoises et guerrières. Certes, il y a eu quelques améliorations, comme celles apportées par le programme du CNR, mais elles ont, par la suite, été rognées et, surtout, elles n’ont pas profondément modifié la relation de l’Europe aux autres régions du monde. Du mur des fédérés aux fils de la Toussaint et de Germinal à la place Syntagma, la gouvernance est restée la même : celle d’une bourgeoisie hautaine qui n’hésite pas à employer la force quand elle le juge utile. L’attitude des dirigeants européens dans l’affaire grecque n’est en rien différente ou nouvelle. Seul le centre de décision s’est regroupé.

« Une Europe perverse »

Été 2015. L’Europe actuelle s’avère toujours plus capitaliste, néo-colonialiste, productrice d’armes, autoritaire, raciste et mortifère. J’ajoute perverse. Oui, perverse. En effet, quand on fait souffrir d’un côté et qu’on empêche de fuir de l’autre, le tout en culpabilisant les victimes et en faisant de beaux discours souriants et vaniteux, on se comporte de façon perverse, tant à l’égard des migrants que des Grecs, par exemple, dans une direction comme dans l’autre. Cette Europe est sans doute le (petit) continent le plus pervers à l’égard des autres dans toute l’histoire de l’humanité. Une perversité qui se vérifie dans l’articulation de trois symptômes :
1 – son exploitation criminelle de beaucoup d’autres régions du monde (mainmise sur leur économie, exploitation des richesses naturelles, exploitation de la main d’œuvre, maintien des populations dans la misère, soutien à des régimes autoritaires, soutien à des guerres et vente massive d’armes).
2 – sa haine virulente à l’égard des migrants qui, fuyant la misère, les privations de liberté, les persécutions politiques ou la guerre — dont elle est souvent la première responsable — sont violemment refoulés à ses frontières ou maltraités sur son territoire.
3 – sa propagande au sujet du reste du monde, qui se résumerait, selon elle, à quelques coupeurs de têtes et autres barbares de circonstances, alors qu’elle serait, à l’inverse, le creuset de la sagesse, de la justice et de la paix. Parmi d’autres présupposés, le soleil du sud et le manque de culture engendreraient la paresse et l’inorganisation, alors que le climat tempéré et la somme d’intelligences et d’expériences du continent s’imaginant supérieur favoriseraient la qualité de son travail et de son organisation.

Désormais, les dirigeants politiques et économiques de cette Europe perverse reproduisent exactement les mêmes raisonnements et comportements à l’égard des régions les plus excentrées et vulnérables du continent lui-même. Le sud et l’est sont depuis toujours préjugés inférieurs ou même barbares ? Justement, la Grèce est à la fois au sud et à l’est. Et sa population ? L’une des plus bazanées en Europe ? Peu importe les détails, allez hop ! Au tiers-monde, avec les autres.

Ce que ne comprennent pas — ou ne veulent pas comprendre — beaucoup de natifs de l’Europe de l’ouest et du nord, accrochés à la poignée de conquêtes sociales qu’il leur reste, c’est que le quart-monde s’apprête à rejoindre le tiers-monde. Les classes dominantes du « continent phare » n’ont plus besoin de jeter des miettes aux classes populaires pour se maintenir au pouvoir. Même les classes dites moyennes seront logées à la même enseigne, c’est-à-dire à celle de la précarité. Ce processus a déjà commencé dans plusieurs pays d’Europe, à commencer par la Grèce.

« Nous sommes passés dans une nouvelle ère »

Car avec les techniques modernes, la fabrique de l’opinion bat son plein, la surveillance et la répression également, plus performantes que jamais. Nous sommes passés dans une nouvelle ère, annoncée par Huxley et Orwell, qui ne s’embarrassera plus d’une classe toute entière de kapos, désormais inutile, pour conserver et renforcer le pouvoir. Plus besoin d’acheter gentiment les voix d’une classe tampon tenue en laisse par la petite propriété — ou plutôt la peur de la perdre. Dans l’orientation actuelle, il s’agit essentiellement de gérer l’ensemble de la population, prévenir ses mouvements, soumettre ses désirs, orienter ses envies et réprimer le moindre début de rébellion. Si la Stasi (surveillant la RDA durant l’après-guerre) avait bénéficié des moyens technologiques actuels, elle aurait pu diviser par dix ou vingt ses effectifs. D’autant plus qu’aujourd’hui, plus que jamais, nos chaînes sont dans nos têtes. C’est à ce niveau-là que tout se joue : manipulation, dissuasion et résignation contre imaginaire, désir et volonté.

Voilà pourquoi ce continent pervers, qui a engendré les Etats-Unis d’Amérique à son image, n’a plus besoin de ses masses. L’Europe fait désormais la guerre par peuples interposés en les armant au prix fort. L’Europe fait également produire la majorité de ce dont elle a besoin à des sous-traitants à bas prix, d’un bout à l’autre du monde. Et l’Europe a même fait — avec les Etats-Unis — du contrôle de l’opinion publique une science à part entière, de la fabrication à la répression, en passant par la surveillance et la dissuasion. Les masses européennes — autrefois masses combattantes, laborieuses et collaboratrices — deviennent la faune parquée du paradis originel, berceau du modèle de domination désormais étendu au monde entier. Leurs droits sociaux chèrement acquis commencent à disparaître, morceaux par morceaux. Le bien commun sera également bradé jusqu’au dernier centimètre carré et à la dernière goutte d’eau. Pendant ce temps, les revenus du Capital continueront à décupler et même centupler, à l’instar des salaires des « grands patrons » ces dernières années, sans oublier les primes en tous genres et les parachutes dorés. Les autres devront se contenter d’un peu de consommation et de beaucoup de médias, pour bien se faire tondre à leur tour, devant le petit frigo et la grosse télé. Une coupe à la grecque, ça vous dit ? Oui, mais doucement quand même, étape par étape, territoire par territoire, corporation par corporation. N’oublions pas le mot d’ordre de tous les pouvoirs depuis la nuit des temps : diviser pour mieux régner.

« Des souverainistes à la mode nous pressent de nous rapprocher de la droite extrême »

Face à cette Europe perverse, certains économistes et penseurs prétendument rebelles osent nous proposer, ces jours-ci, une alliance avec la forme la plus perverse de la pensée dominante européenne, c’est-à-dire l’idéologie d’extrême-droite.

Oui, vous avez bien lu. Des souverainistes à la mode, nationaux-bureaucrates à la sauce Kremlin et économistes référents de chaînes-infos mensongères, nous pressent de nous rapprocher de la droite extrême, raciste et autoritaire, pour lutter conjointement contre le même ennemi. Les appels du même genre ne manquent pas depuis des années. Par exemple, ça fait longtemps qu’on observe Soral, prophète de la psychothérapie en public, et Chouard, gourou de la roulette russe, invitant leurs disciples et autres gentils morpions à greffer la cervelle de Le Pen sur la dépouille de Rousseau (même le docteur Frankenstein n’aurait pas osé).

Pourtant, il n’est pas de pire ennemi que celui qui pousse la logique de la domination à son paroxysme : culte du chef, amour de l’armée, obsession de la sécurité, haine des étrangers, rejet de l’anormalité, falsification de l’Histoire, mythe du productivisme, respect de la bourgeoisie et complexe de supériorité face à tout ce qui n’est « pas de chez nous ». Non seulement l’extrême-droite européenne n’est pas une alternative à la gouvernance actuelle de l’Europe, mais elle ne serait, en cas d’exercice du pouvoir, que son paroxysme, peu importe l’échelle, nationale, régionale ou continentale.

« Choisir entre la peste et le choléra »

Ceux qui nous suggèrent, de façon chaque jour plus insistante, de ménager Le Pen pour chasser Junker, nous parlent en réalité de choisir entre la peste et le choléra. Et pendant que ceux-ci nous invitent à choisir la peste contre le choléra, d’autres, proches de la direction du PS, nous invitent, au contraire, à choisir le choléra contre la peste. Dans les deux cas, nous savons ce que cela signifie : la mort.

La seule alternative viable est de reprendre le chemin de l’émancipation sociale et de supprimer, les uns après les autres, les rapports de domination. Car la lutte pour l’égalité est indissociable de la lutte pour la liberté, sans quoi elles ne conduisent séparément qu’à d’autres formes de domination sous l’hégémonie de dirigeants voués au culte de l’argent ou du pouvoir.

« Toujours les mêmes intellectuels du crépuscule »

Pour en finir avec la perversité de la domination européenne, il est vital de rejeter tout rapprochement avec sa pire déclinaison politique. Qui peut sérieusement croire que, pour la toute première fois dans son histoire, l’extrême-droite puisse contribuer à l’émancipation sociale ? Qui a oublié qu’en 1967, en Grèce, les Colonels sitôt arrivés au pouvoir s’étaient brutalement attaqué à la liberté d’expression, sous toutes ses formes jusqu’à la musique, à la poésie, au théâtre, à la philosophie et au cinéma, et avaient jeté en prison ou exilé leurs opposants politiques et mêmes des artistes engagés ? De même au Chili et ailleurs… Qui a besoin de rouvrir les livres d’Histoire pour se rafraîchir la mémoire et comprendre ce que signifierait, en France, l’arrivée au pouvoir de Le Pen grâce à l’appui d’intellectuels souverainistes, ivres d’idées loufoques ou de stratégies personnelles ? Ces mêmes intellectuels qui ont contribué à l’arrivée de la junte en Grèce dans les années soixante, comme en France dans les années trente, et dont les noms résonnent désormais comme les lugubres souvenirs auxquels ils sont à jamais associés. Toujours les mêmes intellectuels du crépuscule qui, à chaque fois, ont dédiabolisé les monstres du passé, pourtant tristement connus, et rouvert la boite de pandore.

Non, il n’y rien à faire avec l’extrême-droite, à part la combattre, par tous les moyens, chacun à sa façon.

Oui, les convergences de luttes sont nécessaires. Bien sûr. Mais elles doivent avoir en commun, par-delà les différences de cultures politiques et de méthodes, de façons de penser et d’agir, l’objectif ultime d’en finir avec toutes les formes de classes et de dominations, en visant la liberté véritable, l’égalité réelle et la fraternité universelle.

Yannis Youlountas

(texte libre d’utilisation, comme toujours)

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