Une pensée pour nos fantômes

Nuit blanche. Le parfum du café embaume la pièce une heure avant l’aube.

UNE PENSÉE POUR NOS FANTÔMES

Je dors très peu en ce moment. Besoin d’écrire, de bosser sur des projets qui prenaient trop de retard et de répondre aux messages qui s’accumulent tous azimuts.

Une autre raison me maintient éveillé : je ressens une grosse anxiété face au nombre croissant de sollicitations et de demandes de soutien auxquelles il nous est difficile de faire face, du moins comme il conviendrait. J’ai encore en tête la vision des réserves presque vides dans plusieurs lieux qui me sont chers. Je revois également le visage de compagnons de luttes étranglés dans l’étau policier et judiciaire de l’État. Et d’autres qui n’ont tout simplement plus de quoi survivre.

Parmi ces derniers, un fantôme ne me quitte plus : celui d’une jeune militante grecque qui a mis fin à ses jours récemment, complètement désespérée, à la fois par sa situation personnelle et par la situation globale actuelle. Nous ne la connaissions pas, mais nous l’avions croisée et aidée une fois. Je me souviens très bien qu’elle était gênée, perturbée, au point de n’être jamais revenue. Quelques jours après, nous avons appris la nouvelle par des amis communs.

Combien d’autres jeunes utopistes blessés par la violence profonde de cette société malade ont-ils basculé comme elle ? Combien de fantômes errent dans nos mémoires, faute d’avoir tenu bon dans l’adversité personnelle et globale ? La multiplication manifeste de ces fantômes m’inquiète actuellement. Le pessimisme et le désespoir font des ravages dans nos rangs. Notamment parmi les plus jeunes, les plus précaires, les plus fragiles.

Alors que la société autoritaire et capitaliste est en train de rendre le monde invivable et de le détruire inexorablement, certains de nos camarades sont tentés de prendre les devants. Cette société absurde aurait-elle réussi à nous faire croire qu’il n’y a pas d’alternative à son règne ? Sommes-nous condamnés à être entrainés dans sa chute ? L’impasse actuelle n’est-elle pas, au contraire, une chance à saisir pour proposer autre chose ?

Parce que la vie d’avant n’est plus possible ; parce que nous savons tous que le système actuel ne fonctionne plus et qu’il nous mène collectivement à notre perte ; parce que chaque nouvelle dramatique augure de ce qui se rapproche inéluctablement, il est temps, plus que jamais, de changer la vie et la société tout entière.

Pour y parvenir, nous avons besoin de toutes et tous. Nous avons besoin de nous encourager, de nous entraider, de nous aimer, de veiller les uns sur les autres dans l’adversité qui frappe ici et là, comme la foudre et la grêle, comme les flammes et la sécheresse, comme la faim et le désespoir.

Puissent les prochains fantômes être ceux qui saccagent le monde et non ceux qui en souffrent.

Courage les ami-es, tenez bon ! Notre cause est juste et le vieux monde en ruines se lézarde de partout. Son heure viendra, tôt ou tard. Soyons assez nombreux pour accélérer sa chute, le moment venu, et, encore mieux, pour participer aux multiples débats de fond et transformations rapides qui verront le jour un peu partout.

D’ici là, affutons nos outils, persévérons dans nos luttes et entraidons-nous, en veillant solidairement à ce que nos compagnonnes et compagnons ne se transforment pas en fantômes. ❤️✊

Yannis Youlountas