Aujourd’hui, à la sortie d’un hôpital grec, alors que j’étais triste de ne plus pouvoir marcher, est venu à moi un chat noir affamé qui, lui aussi, peinait à se déplacer.
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UN PETIT COMPAGNON D’INFORTUNE AUX PATTES ÉGALEMENT CASSÉES

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Moi qui ne suis pas superstitieux, j’avoue que cette apparition m’a troublé. J’étais alors dépité par mes blessures à répétition : tendinite de fatigue à la cheville gauche (qui traine depuis un an), nouvelle blessure aux cervicales et au dos, et maintenant entorse du genou droit avec épanchement de synovie (extraite avec 6 seringues pleines) et un ménisque en compote. Bref, je me sentais entravé, tant pour ma liberté personnelle que pour ma capacité à agir dans le contexte social difficile qu’on connait ici, en Grèce.
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Alors que je venais de confier à un camarade : « il y a des jours où j’aimerais être un chat », tout à coup, un petit chat galeux est sorti d’un fourré et est venu directement à moi ! L’animal n’avait que la peau sur les os et sa robe couleur d’anarchie était sale de terre, de poussière et, semble-t-il de sang séché. Pire encore, la petite bête boitait, et pour cause : ses deux pattes avant étaient cassées, complètement tordues !
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Mes yeux se tournaient alors vers mes deux jambes meurtries tour à tour… mais pas tout à fait cassées : « voilà un compagnon animalier bien plus à plaindre que moi », alors que je songeais auparavant à un chat de gouttière leste et agile, libre et sans maître.
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Sans maître, ce chat l’était assurément : c’est ce qu’on appelle en Grèce un « adespote », tout comme les chiens qui se promènent librement, un peu moins nombreux que les chats qui sont, parait-il, plus nombreux que les Grecs dans la péninsule et surtout dans les îles. La coutume veut ici qu’une partie de la population leur donne à boire et parfois à manger dans les rues et les campagnes. Durant l’été, les points d’eau sont une question de survie.
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Le chat avait faim. On lui trouva rapidement quelque chose à boire et à manger, puis on passa un peu de temps avec lui, avant de reprendre la route. Depuis, j’ai sa tête et son corps brisé imprimés dans le cerveau : le souvenir du chat noir adespote aux pattes cassés.
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De mon côté, me voilà obligé de me mettre en retrait pour une semaine ou deux des collectifs auxquels je participe. Une décision pénible, prise à contrecœur, d’autant plus que les temps sont (très) difficiles et qu’on a besoin de tout le monde. On manque beaucoup de soutien en ce moment, dans les initiatives solidaires autogérées. L’argent et les colis n’arrivent plus autant qu’avant : la faute à la crise mondiale, à la pandémie, à l’inflation, aux yeux braqués sur d’autres régions du monde, d’autres fronts de luttes, d’autres initiatives, et c’est bien normal, mais ça devient compliqué ici.
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D’autre part, je ressens une drôle de sensation physique, comme jamais par le passé : je comprends enfin l’expression « avoir mal partout » ! Jusqu’à mes (bientôt) 52 ans, ce langage était du chinois pour moi. Je ne sentais rien ou si peu, quoiqu’il arriva ! Je multipliais les doubles fractures tibia-perronné durant ma jeunesse sportive et je me remettais aussitôt ! Je me réveillais même d’un terrible accident de voiture (mortel dans le véhicule d’en face dont la route avait été coupée par un poids lourd et qui s’était fracassé sur le mien, dans un face à face où la somme des deux vitesses dépassait les 150km/h). Je m’en souviens comme si c’était hier, alors que c’était en 2006 dans le Tarn, et mon corps commençait à accueillir des éléments étrangers installés par la médecine pour le reste de ma vie. Deux ans plus tard, je me relevais d’un pierre tranchante sur ma tête ensanglantée, durant une émeute en 2008. Onze ans après, je sourcillais à peine quand des nazis me tendaient une embuscade et m’envoyaient à l’hôpital en juin 2019 au Pirée. Je tenais bon, reprenais toujours part aux actions, aux luttes, aux efforts, sans trop tarder.
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Mais là, j’ai l’impression que mon corps me dit stop. Je ne l’ai sans doute pas assez écouté depuis trop longtemps. J’ai trop forcé, trop tiré sur la corde, trop usé mes batteries, trop essayé de compenser les absences ou les manques. Et je le paie au prix fort aujourd’hui (et encore, ça aurait pu être pire).
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Alors, comme c’est la période des vacances pour certains, je vais moi aussi en prendre un peu. Non pas en bougeant, car ça m’est très difficile voir impossible, mais juste en essayant de ne rien faire. Ou plutôt, en essayant de reprendre le temps de lire, de voir des films ou ne serait-ce que de contempler les paysages crépusculaires et les petites choses de la vie auxquelles nous ne prêtons parfois pas assez attention autour de nous.
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Oui, pour deux semaines, je vais être un chat. Pas un gouttière tigré en pleine forme, bondissant sur les toits. Juste un chat noir galeux (mais affectueux) aux pattes cassées, marchant péniblement en boitant, en trainant son corps maladroitement, tel l’albatros de Baudelaire sous les huées des marins.
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Je profiterai peut-être de cette période pour vous dire les livres et films que j’ai aimé (avant et durant cette période), si ça vous dit. Et j’espère qu’à la sortie, à mon retour parmi mes camarades et suite à l’appel à soutien du 1er juillet, nos luttes et actions en Grèce seront un peu renforcées en matière de solidarité.
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Quoiqu’il en soit, je serai là, tant qu’il y aura de la vie sous ma carcasse.
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Votre ami Yannis, l’autre chat noir aux pattes cassés
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