Ce que prépare Tsipras pour sauver sa tête

[Désintox] Que se passe-t-il vraiment en Grèce ? Les médias dominants annoncent pour ce soir 23h (minuit à Athènes) un « périlleux vote de confiance » au parlement, après la démission du principal allié du premier ministre grec. Selon eux, « Tsipras affaibli » serait « sur la sellette » et jouerait « son va-tout ». Non, en réalité, tout cela est parfaitement calculé.

CE QUE PRÉPARE TSIPRAS POUR SAUVER SA TÊTE

Après quatre années désastreuses au pouvoir et à seulement quelques mois des prochaines élections, Alexis Tsipras tente de conserver son fauteuil de premier ministre. Cela ne date pas d’hier et le vote de confiance de ce soir ne sera qu’une simple formalité. Rien à voir avec ce que raconte la plupart des dépêches.

Malgré une campagne de communication l’été dernier affirmant que « le bout du tunnel arrive », le chef des ruines de Syriza peine à sauver son image calamiteuse et à remonter la pente. Il faut dire que son patronyme est devenu une insulte en Grèce. Plusieurs néologismes sont nés ces dernières années, parmi lesquels le verbe tsiprer, synonyme de trahir.

Bien sûr, l’immense fake news affirmant que « la crise grecque est finie » a également été orchestrée par les dirigeants européens qui, de leur côté, veulent faire croire que leurs odieuses recettes néolibérales fonctionnent à merveille : tels les médecins de Molière avec les saignées, les apothicaires de Bruxelles défendent becs et ongles leurs cures d’austérité comme un passage obligé vers la bonne santé économique et financière. En réalité, ces cures assassines sont tout simplement le moyen de revenir sur des dizaines d’années de conquêtes sociales, de régresser brutalement d’un demi-siècle, de privatiser les services publics et de vendre massivement le bien commun jusqu’aux coins de nature les plus improbables. Cette recette est également appliquée dans d’autres pays d’Europe, mais un peu moins brutalement, toujours au prétexte de la dette à rembourser et de la loi du Marché.

Cependant, le hoax de Moscovici et Tsipras n’a pas vraiment fonctionné, du moins pas en Grèce où les gens sont trop bien placés pour savoir ce qui leur arrive, contrairement à d’autres Européens qui sont peut-être tombés dans le panneau à l’autre bout du continent. À Athènes, personne ou presque ne peut croire raisonnablement à une réelle sortie de crise et les actions solidaires continuent à se multiplier dans l’autogestion(1)(2). La plupart des Grecs ont bien compris que le minuscule sursaut de la sacrosainte croissance ces derniers mois n’est dû qu’aux petits boulots sous-payés, précaires, flexibles et corvéables à loisir, et à divers projets sans aucune utilité sociale dans l’immense machine à faire du fric que sont presque toujours les pays ruinés. Après dix années en enfer, l’économie grecque ressemble aujourd’hui comme deux gouttes d’eau à une économie d’après-guerre où les multinationales convoitent un peu partout les bonnes affaires.

Dans les derniers sondages, l’ancien chantre de la gauche européenne qui avait promis de s’envoler tel Superman à l’assaut de la troïka (avec l’aide de son preux chevalier Varoufakis) reste loin derrière son principal adversaire : Tsipras est encore distancé de 10 points(3) par le chef de la droite, Kyriakos Mitsotakis, qui a fait le serment de « nettoyer Exarcheia en un mois » sitôt son arrivée au pouvoir.

De son côté, Panos Kammenos, chef du parti souverainiste de droite ANEL (« Grecs indépendants ») et fidèle allié de Tsipras depuis sa victoire de janvier 2015, n’en finit plus de dégringoler dans les sondages et de décevoir ses anciens soutiens réactionnaires et nationalistes.

Voilà pourquoi, au prétexte de leurs désaccords quant au nom de la Macédoine du Nord concédé en juin 2018 par Athènes à Skopje(4), Tsipras et Kammenos ont finalement choisi de se séparer et de reprendre chacun leur chemin dans leurs camps respectifs, après quatre ans d’alliance entre un parti de « gauche radicale » et un autre de « droite souverainiste » voire nationaliste.

Chacun a clairement intérêt à ce divorce, plus à l’amiable qu’il n’y parait : face à Kyriakos Mitsotakis qui parvient à rassembler la droite, Tsipras veut essayer de se refaire un costume de gauche. Il a pour cela besoin de se séparer de son allié encombrant et de présenter cette séparation comme un retour aux sources. De son côté, Kammenos essaie de retrouver, six ans après son exclusion du principal parti de la droite, l’image d’un homme de conviction qui ne transige pas avec ses positions souverainistes. Sans quoi, il sera définitivement grillé.

C’est pourquoi Kammenos vient de démissionner. Les agences de presse internationales présentent à tort Tsipras comme « affaibli », répétant comme des perroquets les idées simplistes de quelques éditocrates, alors qu’il a tout intérêt, au contraire, à se repositionner à gauche, sans son compère très marqué à droite.

De même, plusieurs de ces médias affirment que le premier ministre serait « sur la sellette » et « tout près de la sortie », alors que ce n’est pas du tout le cas actuellement. Un vote de confiance du parlement grec ne nécessite pas d’obtenir la majorité absolue (151 voix sur 300), mais seulement 120 voix selon la constitution. Qui plus est, outre les 145 voix de son parti, Tsipras sait pouvoir compter sur le soutien de plusieurs anciens proches de Kammenos (au moins deux sinon quatre) ainsi que sur plusieurs députés non inscrits et un dissident du Potami. Donc, là encore, les médias dominants racontent n’importe quoi. Après l’odieuse fake news sur la « fin de la crise grecque », l’heure est maintenant au mélodrame autour de « l’éclatement de la coalition au pouvoir » et d’un « vote de confiance périlleux » qui n’est en réalité qu’une simple formalité.

Tsipras essaie actuellement de se présenter comme « le seul rempart possible contre le retour de la droite dure ». C’est également l’argument asséné par son entourage dans les micros des journalistes. Ses ministres insistent beaucoup sur le fait que ces « quatre premières années [était] jalonnées de contraintes », durant lesquelles Tsipras aurait « limité la casse », alors que « les prochaines années seront celles du vrai projet de Syriza ». Traduisez : on n’a pas pu pendant quatre ans, mais demain, on rase gratis.

Décidément, Tsipras aura été le roi de la mise en scène, du jeu de rôle et des scénarios mélodramatiques : en janvier 2015, son slogan de campagne était « L’espoir arrive », puis en septembre 2015, « Débarrassons-nous du passé, conquérons l’avenir ». Et en 2019, qu’est-ce que ça sera ? « Nous n’avons pas peur des ruines, nous sommes capables de bâtir aussi » ? Méfions-nous : Tsipras est tout à fait capable de piquer ou de paraphraser sans vergogne une citation de Durruti si ça peut lui apporter quelque chose.

En France, quand on parle de Tsipras, tout le monde ou presque souhaite revenir sur l’épisode « mystérieux » du référendum puis de la capitulation une semaine plus tard, comme si sa trahison remontait seulement à juillet 2015. C’est oublier qu’en février 2015, le nouveau premier ministre grec avait recommencé à payer la dette inique et insupportable sans même attendre l’audit, moins d’un mois après son arrivée au pouvoir, alors que des pauvres gens mourraient dans le dénuement le plus total, dans la rue ou dans leur logement non chauffé, souvent de maladies non soignées ou même de malnutrition ! C’est oublier aussi que Tsipras n’a jamais appliqué sa promesse de libérer les prisonniers politiques anarchistes et révolutionnaires, à l’inverse des responsables néonazis de l’assassinat de Pavlos Fyssas qui ont été beaucoup mieux traités. C’est oublier, plus récemment, sa parodie de séparation de l’Église et de l’État, le versement direct des salaires aux popes étant simplement remplacé par une subvention équivalente au clergé orthodoxe pour qu’il s’en charge lui-même. Tsipras ? Le roi de l’entourloupe !

Rappelons-nous également que Tsipras est arrivé au pouvoir en janvier 2015 à la suite d’une forte mobilisation sociale (à laquelle il ne participait pas) mêlant manifestations, occupations, émeutes et sabotages en novembre et décembre 2014, période marquée par de nombreuses grèves de la faim et de la soif parmi les prisonniers politiques. C’est dans ce contexte que plusieurs armateurs puissants (autrement dit le capital et sa ribambelle de chaînes de télé) ont fait pression sur l’ancien Premier ministre de droite, Antonis Samaras, pour qu’il provoque des élections anticipées, alors qu’il n’était qu’à mi mandat et qu’il comptait beaucoup de retard sur Tsipras dans les sondages. Au vu de l’écart, Samaras était condamné à une défaite certaine(5).

Ces élections imprévues ont eu le même effet sur la mobilisation dans la rue en Grèce que les élections de juin 1968 en France : durant tout le premier semestre 2015, c’est tout le mouvement social ou presque qui a été réduit à l’état de spectateur d’un long tournoi de ping pong entre Athènes, Berlin et Bruxelles. Un spectacle politique ininterrompu marqué par des breaking news qui disaient une chose et son contraire. C’était le temps de la quête du Graal opposant le roi Tsipras et son preux chevalier Varouvakis à la perfide Merkel et au terrible Schaüble. Tout était simple et entrainant comme dans un conte. Il ne suffisait plus qu’à tourner les pages, attendre le lendemain, patienter jusqu’à l’épisode suivant. Attendre, toujours attendre, encore attendre. Autrement dit « espérer » en espagnol et dans beaucoup de langues du monde.

Par la suite, après son revirement estival à 180° (au plus meilleur moment pour que les gens ne puissent pas réagir), Tsipras a également réussi à savonner méticuleusement la planche de ses principaux rivaux à gauche, à endormir sous une pluie de nouvelles promesses une partie du mouvement social, à réprimer violemment l’autre partie, à maltraiter des milliers d’exilé.es à la suite de l’accord conclu avec Erdogan et les dirigeants européens, à fermer plusieurs squats solidaires à Thessalonique puis à Athènes, à trahir l’usine autogérée Bio.Me puis le dispensaire social d’Hellenikon, et surtout, à distiller massivement la résignation à coup de « il n’y a pas d’alternative », à la façon d’un « je suis désolé, mais j’ai vraiment tout essayé ! »

Tsipras est assurément l’une des pires catastrophes qui nous soient arrivées en Grèce ces dernières années. Un chloroforme puissant contre nos luttes révolutionnaires. Une voie sans issue.

S’il n’y a rien à attendre de la droite, il n’y a rien à attendre non plus de lui, même avec un nouveau costume.

Yannis Youlountas

 

(1) Vidéo (4 minutes) « La crise grecque est-elle finie ? » :

 

(2) Prochain convoi solidaire vers la Grèce (27 fourgons au départ de la France, de la Suisse et de la Belgique). Collecte jusqu’au 12 février (y compris vieux jouets, matériel inutilisé et bien d’autres choses). Liste des besoins et des points de collecte à la une du site http://lamouretlarevolution.net
(3) Tsipras est précisément 7 à 14 points derrière Mitsotakis selon les enquêtes.
(4) La région principale du nord de la Grèce, autour de Thessalonique, s’appelle également Macédoine (depuis Alexandre le Grand) d’où la colère des nationalistes, surtout dans cette province, qui agitent le chiffon rouge d’une improbable réunification. L’accord signé en juin 2018 devra cependant être ratifié d’ici la fin du mois par le parlement grec, mais les six voix qui manquent à Syriza pour atteindre la majorité absolue sur ce sujet devraient largement être atteinte grâce à 7 députés non inscrits, 4 membres dissidents d’ANEL et un membre dissident du Potami (« la Rivière », centre droit).
(5) La seule inconnue était de savoir si Tsipras allait atteindre la majorité absolue ou pas, uniquement avec Syriza, ou s’il allait devoir sceller une alliance avec un autre parti.

Prochaines occasions d’en parler ensemble de vive voix (et de nous transmettre, éventuellement, des choses pour le convoi) :