Sept ans de solidarité face à la « crise grecque » : des premières valises à la caravane solidaire
Cette fois, je n’ai pas pu être du voyage, jusqu’à la mer Adriatique et au-delà. Mais je pense très fort à eux : mes 17 camarades généreux de leur temps et de leurs efforts, et à cet aspect fondamental de nos luttes, depuis des années, par-delà nos différences.
LA « CARAVANE SOLIDAIRE » ARRIVE EN GRÈCE ! PETIT RETOUR SUR 7 ANS D’ACTIONS CONTRE LE SILENCE ET L’ISOLEMENT
Printemps 2009. Au sortir des grandes émeutes de décembre 2008, la fièvre insurrectionnelle vient de retomber et le désespoir se répand. La misère frappe surtout la jeunesse, surnommée la « génération sacrifiée », et s’étend au-delà. Les liens de solidarité se réveillent progressivement, tout d’abord parmi les familles et les amis, puis au sein des villages et des quartiers. Les temps sont durs. La plupart des franco-grecs ou grecs de l’étranger commencent à faire de la place dans leurs bagages, puis à enregistrer une seconde valise à chaque vol, pour ramener toutes sortes d’aides. Au fil des mois, cette action modeste et spontanée devient une pratique courante et l’un des principaux sujets de conversation parmi nous : prix de la seconde valise selon la compagnie (en moyenne 45 euros), choix du contenu (quelle priorité ?), etc.
[LE TEMPS DES VALISES]
Avec la crise de la dette en 2010 et ses conséquences sociales encore plus dramatiques, la rumeur de cette forme de solidarité s’étend à d’autres voyageurs et concerne plus spécialement les médicaments. En effet, de plus en plus de Grecs n’ont plus de couverture sociale (IKA) et se retrouvent brutalement dans l’incapacité de se soigner. Les médicaments ainsi récoltés circulent tout d’abord dans des réseaux solidaires informels, underground, souvent liés à des réseaux politiques autogestionnaires ou syndicaux, et vont, par la suite, se structurer.
[LA BOMBE DEBTOCRACY]
L’année suivante, pour contrer la propagande médiatique sur « les Grecs fautifs », sort un film retentissant : « Debtocracy », réalisé par Katerina Kitidi et Aris Chatzistefanou :
Cet excellent film de contre-information, underground et sans concession, se révèle un outil formidable pour rétablir la vérité autour de nous grâce à sa mise en ligne gratuite sur internet par ses créateurs, en avril 2011. Aux côtés de Manolis Glézos et Kostas Lapavitsas, entre autres, Eric Toussaint démonte remarquablement le mécanisme de la dette et la nécessité de rompre avec ce piège insensé et infernal. On se prend déjà à rêver que le fondateur du CADTM se retrouve, un jour prochain, en charge de cette mise en œuvre en Grèce, sans savoir que cela finira par se réalisera et qu’on passera tout près du but, faute de volonté politique, quatre ans plus tard.
[ANEPOS S’ORGANISE]
Les journaux alternatifs deviennent friands de papiers sur cette Grèce qui bouge de plus en plus. Je débute une chronique à ce sujet dans Siné Hebdo puis Siné Mensuel, tout en publiant des nouvelles dans d’autres canards, notamment Le Monde Libertaire, à chacun de mes retours en France. Dans le sud, mon petit collectif dédié à l’éducation populaire, à l’écriture et aux goûters-philo avec les enfants, décide unanimement de se transformer en « collectif artistique et solidaire » pour agir également, puis principalement, sur ces circonstances chargées de sens. Anepos soutient nos premiers livres sur le sujet : Paroles de murs athéniens (janvier 2012) puis Exarcheia la noire (octobre 2013), publiés en copyleft aux Editions Libertaires et vendus au profit de nos premières actions en soutien de centres sociaux autogérés.
Les 12, 13 et 14 janvier 2012, nous lançons notre premier « festival de solidarité avec le peuple grec » en région marseillaise, et commençons, entre autres, un jumelage avec l’espace social libre Nosotros qui développe ses activités dans le quartier rebelle d’Exarcheia (notre quartier quand nous sommes à Athènes), y compris à destination des migrants.
[PREMIÈRE VAGUE DE SOUTIEN]
Au printemps 2012, les élections législatives à rebondissement commencent à susciter un vaste mouvement de soutien dans la gauche dite « radicale » partout en Europe. Syriza rate finalement le coche de justesse, notamment à cause du voyage en Grèce de François Hollande qui, nouvellement élu président, promet au journal télévisé grec que l’Europe « va rapidement changer dans une direction plus sociale » et dissuade les téléspectateurs hésitants de « voter pour l’inconnu. »
[RÉALITÉ DE LA « CRISE GRECQUE »]
Durant l’été 2012, les actions de solidarité se multiplient, à l’intérieur de chaque type de réseau, et s’amplifient au point d’aider sensiblement les caisses de grèves d’octobre 2012. Durant ce même mois d’octobre, Ana Dumitrescu sort son film poignant : « Khaos, les visages humains de la crise grecque », dans lequel l’anthropologue blogueur Panagiotis Grigoriou se fait connaître et expose l’ampleur de la tragédie grecque :
Ana me sollicitant pour animer quelques projections-débats, je rencontre beaucoup de spectateurs dont la première réaction est : « mais depuis la France, que peut-on faire ? » Le désir d’agir se renforce, de jour en jour, au même rythme que l’inquiétude de voir le « laboratoire grec » s’étendre ailleurs en Europe, à commencer par les pays du sud et l’Irlande. Le public comprend qu’il ne s’agit pas d’une crise, d’un accident ou d’une mauvaise météo économique et sociale, mais d’un durcissement du capitalisme sous sa forme néolibérale, au moyen de la dette, des traités internationaux et de gouvernants prêts à vendre le bien commun et à détruire les conquis sociaux, les uns après les autres. D’ailleurs, c’est aussi en octobre 2012 qu’avec Maud, nous mettons en ligne un petit film satirique sur le sujet : « Coup-double » concernant les agissements simultanés autour du TSCG (que Hollande avait promis de ne pas signer). Un court-métrage iconoclaste pour essayer d’alerter sur la nature de ce processus et ses conséquences, en Grèce comme en France :
[NAISSANCE DU COLLECTIF SOLIDARITÉ FRANCE-GRÈCE POUR LA SANTÉ]


Parallèlement, avec l’appui de mon collectif artistique et solidaire et d’un cahier central du Monde Libertaire appelant à soutenir notre projet, je commence à tourner, à partir de l’automne 2012, avec Maud et mes camarades grecs, un long-métrage qui sort en juillet 2013 : « Ne vivons plus comme des esclaves ». Dans ce film en creative commons sont notamment présentés deux dispensaires autogérés : celui de la rue Kannigos à Athènes, plutôt de gauche et présenté par Dora et Kostas, et celui du quartier d’Exarcheia, plutôt libertaire et présenté par Babis. Dès le début du film, Dora alerte les spectateurs de France et d’ailleurs (extrait 5mn):

[SAVOIR FAIRE : JE LUTTE DONC JE SUIS]
Deux ans et une dizaine de convois solidaires en Grèce plus tard, le dispensaire autogéré d’Exarcheia apparaît enfin terminé dans notre nouveau film, « Je lutte donc je suis », toujours en creative commons et visible gratuitement sur Internet.
L’objectif solidaire du film est rappelé à travers une citation de Nikos Kazantzakis : « La seule façon de te sauver toi-même, c’est de lutter pour sauver tous les autres. »
Angélique Ionatos, Manu Chao, Dimitri Poulikakos, Yvan Guyomard (alias Dyvan le Terrible) ou encore Mathieu Ferré (fils de Léo) viennent prêter main forte pour la musique (et beaucoup d’autres).
Quatre ans après « Debtocracy », en pleine Commission pour la Vérité sur la Dette grecque, Eric Toussaint enfonce implacablement le clou de la dette illégitime :
[BRAS DESSUS, BRAS DESSOUS]






[DEUXIÈME VAGUE DE SOUTIEN]
Durant l’année 2014 le nombre de collectifs régionaux ou locaux « solidaires avec le peuple grec » (entre autres appellations) se multiplient. Si certains vont disparaître rapidement après la capitulation désastreuse de Tsipras, en juillet 2015, une bonne moitié vont persévérer, considérant fort justement que c’est justement dans ce genre de circonstances que la solidarité est la plus nécessaire, à la fois pour des raisons matérielles, mais aussi morales. De plus en plus de camarades partent en Grèce, parfois seul, pour un mois ou plus, à plusieurs reprises, juste pour aider, soutenir et échanger, comme Natalia O Nath dans les squats de réfugiés d’Athènes.
Durant la même période, plusieurs gros médias se font violemment rejeter, dont l’un d’entre eux carrément expulser manu-militari par un squat où il était rentré sans autorisation de l’assemblée du lieu. Idem durant les émeutes, autour des barricades : les caméras cassées se comptent par dizaines au fil des années, en particulier à Exarcheia. « Les barricades n’ont que deux côtés, répètent les insurgés, et il suffit d’allumer la télé pour connaître le vôtre ! »
[LANCEMENT DE LA CARAVANE SOLIDAIRE]
En janvier 2016, le Collectif solidaire France-Grèce pour la santé et le collectif Bretagne-Grèce Solidarité Santé appellent à une rencontre nationale des collectifs régionaux et locaux encore en activité à Paris le 20 février 2016, avec le projet d’une « caravane solidaire » qui partirait vers la Grèce en octobre 2016.
https://solidaritefrancogrecque.wordpress.com/2016/01/19/a-lintention-de-tout-collectif-de-solidarite-avec-le-peuple-grec
La journée est une réussite. La Bourse du travail du dixième est pleine à craquer. Le projet connaît un engouement immédiat et chacun met la main à la pâte. Cerise sur le gâteau, les retrouvailles sont chaleureuses, car cette journée rassemble de nombreux visages connus, rencontrés durant les tournées des deux films aux six coins de l’hexagone. Bras dessus, bras dessous, réunis tous ensemble par-delà nos différences.
La veille, en prélude, une soirée au bénéfice de la « caravane solidaire » est organisée par Anepos avec le collectif solidaire France-Grèce pour la santé au cinéma le Chaplin, qui affiche complet, autour de « Je lutte donc je suis » et en présence d’une Angélique Ionatos plus émouvante que jamais, qui finit sa prise de parole en chantant a cappella dans le silence du public suspendu à ses lèvres.
https://solidaritefrancogrecque.wordpress.com/2016/02/08/paris-le-19-fevrier-soiree-de-soutien-au-collectif-sfgs-pour-lacheminement-dun-convoi-solidaire-de-materiel-medical-en-grece/
[PRÉPARATION EN RÉGIONS]





[DERNIÈRE ÉTAPE À VÉNISSIEUX]
On le voit bien : chacun dans notre coin, il est certain que ce projet de caravane solidaire serait tombé à l’eau ou qu’il aurait été ridicule. Mais grâce à la synergie de tous les collectifs, aussi petits soient-ils, le projet est devenu ce qu’il est : un symbole de la solidarité par-delà les frontières, notamment grâce à la dernière étape à Vénissieux (la plus réussie), lors d’une journée avec Eric Toussaint, Stathis Kouvélakis, mais aussi mon vieux compagnon anarchiste Babis (trois personnages de « Je lutte donc je suis ») du dispensaire d’Exarcheia, venu spécialement d’Athènes pour cette journée d’échanges, et bien d’autres encore, dans leur diversité.
[L’ÉTERNEL VOYAGE]
La nuit dernière, j’ai eu un pincement au cœur en songeant que mes 17 camarades étaient en train de traverser la mer Adriatique. Certes, je n’oublie pas la devise d’Elisée Reclus : « Travaillons à nous rendre inutiles », j’ai également retenu de l’accident cardiaque de mon ami infatigable Jean-Jacques Rue (qui a survécu, ouf !) qu’il faut savoir s’arrêter à temps et laisser faire les copains. Bien sûr. Mais j’aurais au moins voulu partager un raki en trinquant avec eux, à bord d’un de ces ferries que j’ai pris l’habitude d’emprunter depuis mon enfance. Ce trajet, que je fais dans les deux sens depuis 46 ans, est un peu mon « éternel voyage ». Tellement que le parcours est tracé au feutre sur une carte de la Méditerranée placardée sur un mur de mon bureau, au milieu de vieilles photos : une carte qui ne me quitte jamais. Un interminable voyage.
[LE JOURNAL COMMENCE]
La « caravane solidaire » arrive maintenant en Grèce. Je vous invite vivement à aller voir régulièrement le journal de mes camarades sur le blog qu’ils viennent de créer sur Médiapart :
https://blogs.mediapart.fr/caravane-solidaire-2016
et sur :
https://solidariteaveclagrececollectifs.wordpress.com
[NOUVEAU LIVRE]
Je vous recommande également la lecture d’un nouveau bouquin de Christine Chalier, Eliane Mandine, Danielle Montel, Bruno Percebois et Jean Vignes (du collectif Solidarité France-Grèce pour la santé) aux éditions Syllepse : « Les dispensaires autogérés grecs, résistances et luttes pour le droit à la santé. »
http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_25_iprod_673-les-dispensaires-autogeres-grecs.html
Encore merci à toutes celles et ceux qui ont participé directement ou indirectement à cette aventure solidaire durant ces années. A suivre…
Et maintenant, tant pis ! À défaut d’être avec eux, je vais me boire un raki quand même. Qui en veut ? 🙂
Yannis Youlountas