Le blocage de la Grèce vu de l’intérieur
Alors que les machines s’arrêtent, la parole circule.
LE BLOCAGE TOTAL DE LA GRÈCE VU DE L’INTÉRIEUR
Les oiseaux chantent dans les pins du Péloponnèse. Les premiers grillons percent le silence des collines. Le long des routes presque désertes, la plupart des pompes à essence sont fermées. Même dans les villages, peu de véhicules circulent. Certains déclarent économiser, « au cas où ça durerait. »
A la terrasse d’un kaféneion, les ouvriers en grève parlent, gestes à l’appui, au-dessus des cafés et des tsipouros. La télé est éteinte. Même la finale de la Coupe de Grèce 2016, entre AEK Athènes et Olympiakos le Pirée, prévue samedi soir, a été reportée, au motif que la police est entièrement mobilisée par ailleurs. En effet, les cars de MAT (CRS) sont omniprésents dans les villes. La colère monte, jour après jour, semaine après semaine.
Le constat est le même partout : « ça ne peut plus durer », « tous des traitres », « tous des vendus ». Au-delà des hommes, c’est tout le système politique et économique qui s’avère rejeté par beaucoup : « il faut en finir avec la démocratie anglaise » (c’est comme ça qu’on appelle la démocratie représentative en Grèce), « en finir avec l’euro », parfois même « avec l’Union européenne », et surtout « en finir avec le libéralisme » ou « avec le capitalisme ». Les idées font leur chemin. Les opinions se radicalisent. Les visages fatigués hésitent entre l’action et la résignation. Mais le temps de la grève est un temps fertile. On s’arrête, on réfléchit, on discute.
Le sujet qui revient le plus souvent, c’est la suspension du paiement de la dette, et même son annulation partielle ou totale : « Ça suffit de payer les intérêts d’une dette déjà remboursée en réalité. En plus, des états comme l’Allemagne ne nous ont jamais payé la leur (l’énorme dette de guerre du régime nazi qui a détourné la quasi-totalité des denrées alimentaires durant les années 1941-1944, volé tout l’or et, surtout, provoqué la mort de 850 000 Grecs sur 7 200 000 habitants à l’époque). Alors, qu’ils commencent par nous rembourser ce qu’ils nous doivent depuis 70 ans, au lieu de nous menacer comme si nous étions des enfants turbulents. »
L’amour propre se mêle à la raison dans presque toutes les conversations. Et, surtout, le besoin de dignité, de liberté, de justice : « ne plus vivre à genoux », « ne plus quémander une pitié qui ne viendra pas », « ne plus vivre comme des esclaves. »
La révolte ne gronde pas seulement dans les milieux révolutionnaires, anarchistes et antiautoritaires, très implantés en Grèce, dans les partis de gauche comme Unité Populaire ou Antarsya, dans les rangs serrés du KKE et de son syndicat controversé le PAME, toujours à part dans les manifs. Même les villageois non politisés expriment un ras-le-bol sans précédent et, parfois, une volonté affichée d’en découdre : « ça va mal finir. S’ils continuent, ils ne nous laisseront pas le choix : la potence. Oui, la potence ! Devant le parlement, place Syntagma, il faut mettre une potence et des jurys populaires pour en finir avec cette classe politique en putréfaction, au service des tyrans. » Un voisin n’est pas d’accord : « Non, l’exil, c’est mieux. C’est comme ça qu’on a toujours fait : il faut ostraciser ! ». Le ton monte. Le premier reprend : « si tu ne leur passes pas la corde au cou, ils reviendront et, surtout, d’autres n’auront pas peur de faire la même chose. Ces gens-là ont tué froidement, massivement, jeté des familles entières dans la rue, laissé des malades mourir sans soins, des enfants s’évanouir de faim, des papous (grands-pères) se suicider… Et surtout, ils ont bafoué leur engagement. Il faut les juger pour haute-trahison. Et la sanction, dans ce cas, c’est la potence. »
« Bah ! » ajoute un autre, « les syndicats nous ont vendu aussi (les grandes centrales principales : la GSEE pour le privé et l’ADEDY pour le public, qui d’habitude signent plutôt facilement les reculs sociaux et qui représentent 70% des Grecs syndiqués). Tout l’hiver, on leur a demandé des doubles journées de grève générale et même une semaine entière, mais on n’a jamais obtenu qu’un petit jour par-ci par-là. Cette fois, ils nous accordent enfin deux jours d’affilée, sous la pression, mais c’est parce que c’est terminé : l’été arrive. Ils se moquent de nous, eux aussi. »
Finalement, les deux jours de grèves générales prévus pour vendredi et samedi se sont rapidement transformés en immense pont. Après les vacances de la Pâque orthodoxe, les jours précédents, certains Grecs ont fait coup-double : exprimer leur protestation tout en prolongeant leur parenthèse traditionnelle.
En fait, il y a un troisième jour de grève, même s’il est informel puisqu’il n’est pas chômé : ce dimanche, consacré aux manifestations très nombreuses partout dans le pays. Et plus, si affinités, comme souvent après les votes au parlement : émeutes, actions ciblées, sabotages… Les émeutes, elles viennent de commencer à Athènes. Mes compagnons de lutte restés là-bas, dont certains sont ce soir aux abords du Syntagma, m’envoient ces images qui augurent d’une longue nuit (sans doute jusqu’à des barricades sur la rue Stournari, à l’ouest d’Exarcheia, et peut-être ailleurs) :
Il y a même un quatrième jour qui concerne en particulier les touristes, les voyageurs et tout le secteur touristique : la grève totale pour quatre jours (voire plus) des personnels portuaires et navigants. Ce qui veut dire qu’au delà de l’arrêt des transports ferroviaires et d’une très grande partie du trafic aérien, c’est surtout la multitude des navires à quai qui fait l’événement. Des milliers de touristes et de voyageurs sont bloqués, depuis vendredi six heures du matin, dans les nombreux ports de la Grèce. Certains sont bloqués sur une île, d’autres au Pirée, à Patras ou à Igoumenitsa, au nord-ouest de la Grèce.
Moi-même, après un mois passé sur ma terre d’origine, je devais rentrer en Italie (de Patras à Ancona), puis en France, ce vendredi. Me voilà bloqué par mes propres camarades, et ce, au moins jusqu’à mercredi, comme n’importe quel voyageur. Pas un seul bateau ne bouge, tous les ferries sont amarrés et il est possible que la décision surprise intervenue jeudi soir soit prolongée pour un ou plusieurs jours de plus. Prendre l’avion pour rentrer ? Les vols sont peu nombreux et tous pris d’assaut. Et puis, cette fois, je suis avec Maud, Ulysse et Achille, et nous avons une voiture de matériel à ramener (nombreux documents, bidons d’huile d’olive solidaire achetés aux compagnons de lutte de Palaia Roumata en Crète, cartons de tee-shirts de soutien au centre d’hébergement autogéré pour réfugiés et migrants Notara26 à Exarcheia, etc.).
Restait la solution de faire le grand tour par les balkans. Des touristes, rencontrés ces jours-ci, y ont songé également, mais l’affaire est couteuse, longue et compliqué : 2600 km pour rejoindre Thessalonique, puis Sofia en Bulgarie (pour éviter Skopje et son armée aux frontières), puis Nis et Belgrade en Serbie, puis Zagreb en Croatie, puis Jubjiana en Slovénie, avant d’atteindre Trieste, à l’est de l’Italie et de traverser tout le nord de la botte jusqu’à l’hexagone. Seuls deux véhicules, à ma connaissance, ont osé tenter le périple. Des personnes pressées et, semble-t-il, vexées d’avoir été bloquées aussi longtemps, sans prévenir. Pfff ! La lutte, ça ne prévient pas toujours et c’est très bien ainsi.
D’autres voyageurs prennent leur mal en patience. Les hôteliers se plaignent des touristes non arrivés, bloqués en Italie, à Bari, Venise ou Ancona. Au sud de Patras, les rares épiceries ouvertes sont prises d’assaut par les anxieux. Il est vrai que les marchandises n’arrivent plus non plus, pour l’instant, de même que les carburants. Des Grecs me demandent : « comment c’était en mai 68 en France, pendant le blocage du pays ? » La référence revient dans beaucoup de bouches. « 68, noblesse du calendrier ! » chantait Ferré.
Ce soir, le vote va intervenir au parlement et va poursuivre la casse du système social grec (dont une nouvelle baisse des retraites et une énième hausse de la TVA, y compris sur des produits de première nécessité). Au-dehors, ça chauffe de plus en plus, au vu des sms, dans les rues du centre d’Athènes.
Ici, au sud de Patras, les visages sont sombres et tendus, dans le crépuscule rouge-sang. En Grèce, plus qu’ailleurs, tout peut arriver. Surtout en ce moment. Le pire comme le meilleur.
Yannis Youlountas