Grèce 2015, France 2017 ?

Bon, je réponds à une question insistante qu’on m’a posé plusieurs fois ces jours-ci, en tant qu’observateur lointain de la campagne électorale française :

« UNE SURPRISE ÉLECTORALE À LA GRECQUE EST-ELLE POSSIBLE EN FRANCE, DEUX ANS APRÈS LA VICTOIRE DE SYRIZA ? Y’ A-T-IL DES SIMILITUDES ? »

Oui, j’en vois au moins trois :

1- LE PROFIT DE LUTTES RÉCENTES

Durant les mois de novembre et décembre 2014 en Grèce, les luttes sociales avaient repris force et vigueur, par solidarité avec plusieurs prisonniers politiques — principalement anarchistes, à commencer par Nikos Romanos. Après plusieurs manifestations fleuves, un vaste mouvement d’occupation commençait à voir le jour un peu partout en Grèce, à partir du 1er décembre. Le pouvoir était inquiet. C’est d’ailleurs pour ça que furent finalement convoquées des élections anticipées par le premier ministre de l’époque, Antonio Samaras. Ce dernier, trop sûr de lui, croyait pouvoir faire le coup de De Gaulle en mai 1968 : convoquer des élections pour le mois suivant en se prévalant de l’ordre face au chaos et à la chienlit. Mais la colère était profonde en janvier 2015 en Grèce, la lassitude à son comble et l’envie de faire dégager l’ensemble des anciens dirigeants (PASOK et droite) supplanta l’habituel refus de voter de certains. Selon beaucoup d’analyses postérieures, c’est principalement une partie des abstentionnistes qui a fait basculer le scrutin. Pas loin de 5%, ce qui est énorme. Et la cause de cette participation exceptionnelle était double : une forte casse des conquis sociaux durant les mois précédents, malgré de nombreuses mobilisations dans la rue, et l’arrogance permanente du pouvoir pour unique réponse.

2- L’ATMOSPHÈRE « DÉGAGISTE »

Pour le dire autrement, l’utilisation du bulletin de vote par certains fut beaucoup plus une forme de vengeance contre le PASOK et la droite qu’un soutien quelconque à Tsipras ou à Syriza. Vu de France ou de Belgique, vous ne l’avez sans doute perçu, mais la foule était assez peu nombreuse aux Propylées le soir de la victoire, pourtant historique. Pourquoi ? Parce que le vote du 25 janvier 2015 était surtout un vote sanction, presque une sorte de référendum contre les politiques passées, quelle que soit la confiance ou la méfiance de la population à l’égard des alternatives proposées. Deux ans plus tard, en France, si François Hollande a décidé de ne pas se représenter (décision unique sous la cinquième république), c’est parce qu’il a bien compris l’intensité similaire de ce « dégagisme ». Et, aussi jeune que soit son poulain Macron, également parrainé par l’aréopage des principaux milliardaires et propriétaires des médias, ce dernier n’est pas à l’abri de subir le même sort. Idem pour Fillon avec le souvenir de ses cinq années à Matignon et le tintamarre de ses casseroles.

3- LA ZONE D’OMBRE DES SONDAGES

En Grèce, en janvier 2015, les services de renseignements et les instituts de sondages ont connu le même problème que celui que connaissent actuellement leurs homologues français : il existait une énorme frange d’indécis, non seulement sur la question du choix électoral, mais plus encore sur la question liminaire du fait de voter lui-même. Ces personnes étaient totalement impossibles à dénombrer par les instituts puisqu’elles refusaient depuis toujours de répondre à des enquêtes — et pour cause. C’était des dizaines et des centaines de milliers d’électeurs improbables, perdus dans la zone d’ombre des sondages, dans le territoire habituellement non couvert par les traditionnelles questions, à l’extérieur de ce qu’on appelle techniquement « les échantillons représentatifs ». Ces personnes-là n’étaient représentatives de rien d’autre que de leur volonté hésitante d’intervenir exceptionnellement sur le cours des événements, non pour soutenir les uns, mais pour donner une bonne raclée aux autres. Ni vu ni connu. En effet, personne ne l’a annoncé avant (ou à demi-mot) ni n’en a reparlé après. La surprise fut totale. Évidemment, quand un abstentionniste convaincu rompt exceptionnellement avec son habitude politique, il ne s’en vante pas, ni auprès de ses proches et encore moins de son éventuelle organisation. Actuellement, j’observe un peu la même chose parmi certains de mes amis dont je tairais l’identité et les confidences, et qui sont pourtant en profond désaccord sur de nombreux sujets avec le candidat qu’ils s’apprêtent à pousser du bout des ongles pour faire tomber leurs pires ennemis de ces dernières années : les responsables de la loi travail, de la mort de Rémi Fraisse et de tant d’autres, des arrestations massives d’opposants à la COP21 et à d’autres sommets iniques et méprisants, des innombrables victimes des armes de la police et de la misère institutionnalisée, sans oublier l’auteur du CICE et de la loi Macron, ou encore le signataire du traité de Lisbonne aux côtés de Sarkozy, violant le résultat du référendum de 2005 contre le Traité Constitutionnel Européen, puis celui du TSCG aux côtés de Hollande, malgré la promesse électorale de s’y opposer quelques semaines auparavant. Tout cela ressemble à s’y méprendre aux trahisons mémorandaires en Grèce et à la répression qui les a accompagnées. D’où une surprise possible.

CONCLUSION / « L’ERREUR GRECQUE » À NE PAS COMMETTRE

Je ne dis pas, bien sûr, que c’est ce qui va se passer en France, je ne lis pas dans le marc de café (même grec), mais ces trois similitudes me semblent importantes et je doute que les sondages puissent vraiment mesurer la colère, la vengeance et le dégagisme qui vont s’exprimer dimanche dans l’hexagone, bien au-delà des convictions et des habitudes politiques. Ce coup de balai sera-t-il suffisant ? Je ne sais pas. Mais si, par bonheur il l’était, dès lors, il reviendrait à tous de descendre massivement dans la rue, lieu primordial de la lutte, de l’occuper et de faire pression pour arracher tout ce qui aura été promis et beaucoup plus encore.

Car l’une des grosses erreurs du mouvement social grec de fin janvier 2015 à fin juin 2015 (de l’élection de Tsipras-Syriza à la campagne référendaire) aura été de regarder passivement le nouveau pouvoir s’installer, d’attendre naïvement devant son poste de télévision et d’espérer que les choses viennent d’elles-même grâce à deux ou trois hommes providentiels (à l’exception de quelques révolutionnaires qui furent les seuls à véritablement maintenir la pression, notamment le groupe anarchiste Rouvikonas).

Surtout, n’oubliez pas 1936 en France. La victoire du Front Populaire n’a pas suffit pour obtenir la première semaine de congés payés : il a fallu arracher cette conquête au prix de la seconde plus grande grève générale du XXème siècle en France.

Quel que soit le pouvoir, l’essentiel dépendra de nous, de notre capacité à lutter pour inverser la tendance, abolir toutes les politiques mortifères qu’on a voulu nous imposer, avant d’aller beaucoup plus loin, en prenant confiance dans notre capacité à prendre nos vies en mains.

Voilà. J’espère que j’ai répondu à la question.

Bon courage à tous et toutes, dans votre diversité, quels que soient vos choix.

Solidairement,

Yannis Youlountas